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Loin de Windenburg, mai 1651



Qui suis-je dans cette immensité ?

Personne. Je n’existe plus que pour moi. Je suis exclu d’un monde dont je suis l’épicentre. Je ne suis plus rien et pourtant je suis tout ce qu’il me reste.

   J’avais vingt-sept ans lorsque le vent et la houle m’ont jeté sur ce rivage. Quel âge ai-je aujourd’hui ? J’ai essayé de tenir le compte des heures, des jours, des mois, des saisons… Mais à quoi bon ? Je suis là. Juste là. Aujourd’hui et maintenant.

  Les premiers temps, j’ai espéré une voile au loin. Puis j’ai tenté de m’arracher à la grève. Je me suis farouchement accroché à l’espoir de pouvoir un jour recroiser un regard, répondre à un sourire, rendre une caresse. Bien des fois j’ai voulu m’abandonner. Mais l’espoir a subsisté et je suis toujours là.

  Ce matin, je suis allé chercher de l’eau douce au coeur de l’île. J’ai croisé mon reflet sur la surface cristalline. J’ai voulu y voir un autre visage que le mien, mais l’illusion n’a pas duré. Je connais trop bien ces yeux azurs, cette crinière sauvage et cette barbe hirsute. Je suis depuis trop longtemps ma seule compagnie.

  Sur le chemin du retour, j’ai fredonné cette vieille rengaine de mon enfance dont les paroles commencent à m’échapper. J’aime entendre ma voix. J’ai besoin d’entendre ma voix. Alors je chante. Mais je ne parle plus. Jamais. Parce que mes paroles sont dérisoires et me renvoient douloureusement au silence et à la vacuité de mon existence.

  Alors que j’avançais dans le sable brûlant, le dos ployé par le poids de mon fardeau, j’ai été surpris par le cri d’oiseaux migrateurs qui allaient là où je voudrais aller. Ailleurs…

  J’ai posé la pièce de bois creuse qui me servait de seau et j’ai couru à perdre haleine jusqu’à la frontière de mon royaume pour les suivre du regard et les accompagner bien au-delà de cette ligne d’horizon où peuvent porter mes yeux. Jusqu’à ces terres peuplées où j’étais quelqu’un, où j’existais dans le regard de l’autre.

  Un bref instant, j’ai pu entrevoir quelques visages arrachés à ma mémoire avant de rebrousser chemin, de ramasser mon faix et de retourner à ma solitude.

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