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Shang Simla, 5 juin 1989



Peu importe qui je suis. Peu importe où je suis.

Pour l’éternité, je suis encore là-bas…

   Autour de moi la foule se presse sur les trottoirs, partagée entre l’envie de fuir et le désir d’en découdre. Je lis sur les visages toute une palette d’émotions confuses qui font écho aux miennes. A côté de moi, une jeune fille pleure en silence. Son regard croise le mien et j’y lis la détresse et la colère qui nous lient à cet instant. Je revis dans ses yeux le terrible chaos dont nous avons été témoins.

   Le cliquetis des chenilles et les gémissements de l’asphalte ont envahi tout l’espace et couvrent la clameur qui gronde silencieusement en chacun de nous.

   Je ferme les yeux. Soudain, le monde se réduit à cette rumeur métallique qui enfle, se déploie et s’enroule autour de moi. Mon coeur bat plus fort, plus vite. Tout mon corps lui répond.

  Je fais un pas vers cette frontière ténue que la raison a érigé entre la révolte et notre instinct de survie. Les talons ancrés sur le trottoir, je sens l’extrémité de mes chaussures osciller dans le vide et j’ouvre les paupières.

  Je découvre l’assourdissante procession de colosses de fer qui s’étire devant nous, sinistre et menaçante. Le temps s’arrête et tout mon être bascule… Je franchis la frontière.

  D’un pas inébranlable, je me dirige vers le centre de la scène où se joue le destin de tout un peuple. Puis je me fige. Je sens le regard incrédule de la foule fixé sur moi. J’entends son murmure effaré.

  Seul face à l’instrument de notre oppression, je me sens vaciller. Le convoi avance droit vers moi. Pour m’armer de courage, je resserre ma prise sur l’anse des sacs que je tiens à bout de bras, tels deux contrepoids nécessaires à garder mon équilibre.

  La tête de l’hydre ralentit. Sur sa tourelle, l’oeil sombre du canon m’observe, m’interroge, me jauge, m’intime de m’écarter. Ma frêle présence est une injure à sa toute puissance. Et pourtant la bête s’immobilise et cesse de rugir. Je me souviens alors que derrière cette carapace d’airain se cache un homme.

Et, accroché à mes deux sacs, je veux qu’il voit en moi l’humanité toute entière…

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